Pierre Bonny : L' "Homme du déshonneur"
Dans les annales judiciaires, l'inspecteur Pierre Bonny entre en scène au moyen d'une machine à écrire, de marque Royal-10, à caractères «Elite», portant le numéro de série X434 080. La fameuse «Royale» du procès Seznec. Une preuve irréfutable pour le ministère public. Une machination, selon la défense. Elle va conduire un homme au bagne.
L'histoire est connue. Les deux hommes ont quitté Rennes le 25 mai 1923 en Cadillac et pris la route de Paris pour y négocier la vente de voitures américaines. Seznec disait avoir rendez-vous avec un dénommé Scherdy ou Gherdi, qui trafiquait ces stocks abandonnés par l'US Army à l'issue de la Grande Guerre. Une pure invention pour attirer Quemeneur dans un piège, selon la police. L'acte d'accusation l'affirme : Gherdi n'existe pas.
En fait, Boudjema Gherdi a bien existé. Quatre-vingts ans plus tard, c'est la révélation de l'existence de cet homme et de ses liens «possibles» avec l'inspecteur Bonny, qui conduisent la justice à rouvrir le dossier. Seznec a-t-il été victime d'une machination policière ? «Compte tenu de la personnalité de Pierre Bonny et des circonstances de la découverte de la machine à écrire, on ne peut écarter d'emblée une telle hypothèse», a estimé la Commission de révision, en janvier 2005.
Aujourd'hui, 5 octobre 2006, la Cour de révision doit réexaminer tout le dossier. A travers Guillaume Seznec, mort dans un accident de la route le 13 février 1954, c'est aussi le cas de Bonny qui sera étudié. Flic associé aux plus gros scandales de l'entre-deux-guerres, ripou révoqué en 1935, chef de la «Gestapo française», fusillé à la Libération. Un symbole d'une basse police, manoeuvrière, partisane et enfin supplétive.
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«Je sens qu'ici, je finirai général»
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Fouineur opiniâtre, précis, méthodique, Pierre Bonny est un limier, un carnassier qui ne lâche pas sa proie. Il devient vite une célébrité. Un enquêteur qui se voit confier des «missions spéciales» à fort écho médiatique. Sur une photo de presse, il présente un visage oblong, une moustache taillée à l'anglaise, des cheveux noirs plaqués en arrière, la raie au milieu, à la mode de l'époque. Il est vêtu avec élégance. La pochette blanche dépassant d'une veste grise. La légende dit : «L'inspecteur Bonny a quitté Paris cet après-midi à 14 h 40 pour Nice via Dijon. Le voici dans son compartiment.» Fils d'agriculteur du Bordelais, c'est aussi un homme très ambitieux. «Aujourd'hui, je ne suis que caporal, mais je sens qu'ici, je finirai général» , déclare-t-il, après son arrivée à la Sûreté générale, rue des Saussaies. Inspecteur stagiaire à 28 ans, il revient «sans cesse sur les lieux, refaisant cent fois l'examen des plus infimes détails» , raconte son fils dans le livre qu'il lui consacre (1). Mais dès qu'il croit tenir son bonhomme, il s'emploie à démontrer sa culpabilité par tous les moyens, écartant les éléments à décharge et manipulant les preuves.
La Sûreté est soumise au pouvoir politique. Pour plaire à ses maîtres, Bonny ne recule jamais. Une histoire de moeurs menace le cabinet Herriot : il glisse de la cocaïne dans le sac de la dame qui s'apprête à révéler sa liaison avec un ministre et obtient son silence contre sa liberté.
Quand Jeannette Mac Donald, star américaine, compagne à l'écran de Maurice Chevalier, disparaît, c'est lui qui mène l'enquête. Une fois de plus, il en fait trop. Il reprend à son compte les thèses les plus fantaisistes colportées par la presse, dénonce une cabale, cherche son cadavre, suscite les gros titres, jusqu'à ce que l'actrice ressurgisse bien vivante aux Etats-Unis.
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Dans l'écheveau de l'affaire Stavisky
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A force d'effleurer la lumière, il finit par se brûler. En décembre 1933 éclate l'affaire Stavisky, du nom d'un escroc flamboyant et charmeur. Ce scandale politico-financier va mettre en péril la IIIe République, éclabousser ministres, députés, juges, frapper de plein fouet la France radicale. Son décès dans des circonstances peu claires jettera dans la rue les ligues d'extrême droite, le 6 février 1934. Bonny est chargé de démêler l'écheveau Stavisky. Il suit les agissements de «Monsieur Alexandre» depuis un certain temps. Il sera même accusé par la presse de droite de lui avoir rendu des menus services. Il visite sa suite au Claridge, explore ses bureaux place Saint-Georges, à chaque fois suivi par une meute de journalistes et de photographes. Il décortique ses comptes. Ce sont ses talons de chèques qu'il recherche ou plutôt, les sommes versées et les noms des bénéficiaires.
Il arrête Arlette, jeune épouse de Stavisky, et commet sa première erreur. Il l'interroge longuement sur les liens de son mari avec Chiappe, le très puissant préfet de police. Un homme de droite. Son ennemi juré. Bonny, qui cultive ses amitiés radicales, lui reproche d'avoir bloqué sa carrière. Arlette avoue une entrevue entre Stavisky et Chiappe, mais refuse que ses déclarations figurent au procès verbal. Bonny rédige une note séparée sur le préfet. Il règle des comptes, il ajoute à la confusion générale. Il vient de franchir «à son tour les limites de l'honnêteté pour son seul intérêt personnel» , écrit l'historien américain Paul Jankowski (2).
Le président du Conseil, Camille Chautemps, exige sa tête. Le prétexte est vite trouvé. Bonny traîne beaucoup de casseroles. Six ans plus tôt, il a évité l'expulsion du territoire à un financier lituanien, Volberg, au prix de quelques cadeaux, 100 livres sterling, un complet et un manteau. Le voilà suspendu, déféré devant le conseil de discipline. Il est sur le point d'être révoqué, lorsqu'il retrouve par miracle les chéquiers de Stavisky.
Une découverte qui lui vaut d'être réintégré dans ses fonctions. Le garde des Sceaux Chéron le proclame «meilleur policier de France» . Ces années-là, les réputations varient aussi brutalement que les titres en Bourse. Remis en selle, il doit élucider une autre affaire très sensible. Albert Prince, retrouvé déchiqueté sur les rails du Paris-Dijon. Un ex-chef de la section financière du parquet qui avait enquêté sur Stavisky. Assassinat ou suicide ? Trop vite, il désigne les coupables : trois truands de la pègre marseillaise. Le trio est relaxé un mois plus tard. La presse se déchaîne contre l'inspecteur. Au procès des complices de Stavisky, il fait une piètre prestation. «Tout en lui semblait obscur, indéchiffrable, à l'exception de son amertume et de sa rancoeur» , note Jankowski.
Bonny entame sa descente aux enfers. Dans les couloirs de la police judiciaire, il crie sa colère envers les hommes politiques qui l'ont lâché. «J'en ai marre de ces salauds... Je me suis mouillé pour eux. Ils ont gagné beaucoup d'argent, ils sont au gouvernement. Si on me vire, je sortirai toute l'affaire Seznec où j'ai pris trop de risques.» (3) Une menace sans effet. Il est révoqué le 10 janvier 1935 pour «fautes graves», notamment «le détournement de documents du dossier Stavisky». Le 30 octobre, la cour d'appel de Paris le condamne pour corruption.
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La «Carlingue», 93 rue Lauriston
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En 1941, le chef de la Gestapo, le colonel Knochen, sait comment convaincre cet homme rongé par le ressentiment qui ne vit plus que de petits boulots : «On s'est conduit de façon indigne à votre égard. Mais nous demandons qu'à bien vous traiter et selon vos mérites.» L'ex-flic, l'ex-rad-soc offre ses services à l'une des officines les plus redoutées de la Gestapo qui, sous une couverture commerciale, pratique le meurtre et la rapine. Ses membres l'appellent la Carlingue. Elle est surtout connue par son adresse : 93, rue Lauriston. Un hôtel particulier avec caves, baignoires et bourreaux.
Pierre Bonny, selon son fils, serait tombé sous le charme de son chef, Henri Lafont, «Monsieur Henri» , de son vrai nom Henri Louis Chamberlin. Dix condamnations, trois fois relégué, voleur, escroc. Il a recruté ses hommes directement à la prison de Fresnes. Ces repris de justice qui ont troqué quinze ou vingt ans de réclusion contre le «carton» , la carte de police allemande, «assassinent, rackettent et volent en toute impunité» , le plus souvent «pour leur propre compte» (4). Ils traquent juifs, parachutistes, résistants.
Cette bande de tueurs est encadrée par des techniciens, des policiers révoqués ou détachés, qui apportent rigueur et méthode. Dans cette «Gestapo française», Bonny joue un rôle clé, souligné à son procès par le procureur: «C'est grâce à vous que Lafont, un beau matin, a pu glisser dans la paume des Allemands un rouage précis, huilé, ciselé.» Le truand et l'ex-flic sont arrêtés le 30 août 1944 et condamnés à la peine capitale le 12 décembre.
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«Au bagne par ma faute depuis vingt ans»
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A la veille de son exécution, Pierre Bonny s'accuse de la mort d'Albert Prince. Un meurtre commis sur ordre pour «défendre la République» , dit-il à son fils et au médecin de la prison. Aveu tardif ou vaine tentative pour retarder sa mise à mort ? Difficile de savoir tant l'homme finit par se perdre dans ses propres intrigues. Au docteur Paul, il déclare aussi regretter d'avoir «envoyé au bagne un innocent». Et à Jacques, son fils, il ajoute : «Ce n'est que bien des années plus tard, que j'ai eu la certitude pour ainsi dire formelle, que Seznec était innocent. Et pourtant, il est au bagne depuis plus de vingt ans et par ma faute, parce que je me suis trompé de bonne foi.»
De bonne foi ? En 1998, lisant le livre de Denis Seznec sur son grand-père (5), une ancienne résistante, Colette Noll, découvre la photo du dénommé Gherdi et reconnaît la personne qui, le 11 avril 1944, l'avait dénoncée, elle ses camarades. Cet homme avait assisté à son interrogatoire mené par un « inspecteur» qui, selon elle, pourrait être Bonny. Pour la Commission de révision, son témoignage indique un lien possible entre les deux hommes, «non seulement à cette époque, mais au moment de l'affaire Seznec». Gherdi était-il dès 1923 un indic de Bonny ? Selon les juges, «une telle coïncidence pourrait expliquer, à défaut d'une machination policière, des failles dans l'enquête».
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(1) Mon père l'inspecteur Bonny, de Jacques Bonny. Robert Laffont, 1975.
(2) Cette vilaine affaire Stavisky, histoire d'un scandale politique, de Paul Jankowski. Fayard, 2000.
(3) L'Affaire Seznec, de Marcel Julian. Edition 1, 1979.
(4) Les Policiers français sous l'occupation, de Jean-Marc Berlière. Perrin, 2001.
(5) Nous les Seznec, de Denis Seznec. Robert Laffont, 1992.